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Chaud Froid
27 novembre 2007

Dialogue et didascalies (3)

imagesLe professeur de théâtre dit : « C’est exact, c’est un mensonge. Le théâtre n’est pas la réalité. Et c’est même bien mieux que cela. Le théâtre se sert du mensonge pour faire apparaître une vérité universelle ». Un des élèves répond et questionne : « Mais… » Il hésite et cherche ses mots. « Comment un mensonge peut-il faire apparaître une réalité universelle ? Un mensonge reste un mensonge. Et surtout comment pouvez-vous dire, vous, que le théâtre est un mensonge ? » Le professeur sourit. « Mais tout est mensonge au théâtre, le décor de carton-pâte, les maquillages, votre façon de dire le texte d’un auteur, la lumière même, la terriblement essentielle lumière est fausse. Elle nous donne à nous spectateurs, une indication sur ce que pense le troisième marron de l’affaire, le metteur en scène, une indication sur son interprétation de la pièce et de la situation jouée ». Un silence. « Tout est mensonge au théâtre, mais un mensonge essentiel ». L’élève reprend la parole. « Mais quand je joue, je vis la situation, j’éprouve des sentiments, je suis à ce moment là le personnage ! ». Le professeur. « Oui bien sûr mais ne mélangez pas tout et surtout ne donnez pas plus d’importance à ce que vous ressentez qu’à l’acte théâtral en lui-même. Vous n’êtes qu’un passeur ». Le regard de l’élève est interrogateur. Le professeur reprend. « L’autre jour vous m’avez donné une scène de Richard III. Expliquez moi s’il vous plaît la situation ». L’élève reprend. « Et bien, lady Anne porte en terre son mari. Elle est arrêtée par Glocester qui lui déclare sa flamme. Elle le hait car elle sait qu’il est le meurtrier de son mari. Il finit par lui faire accepter un anneau qu’elle met à son doigt ». Le professeur réfléchit un peu et poursuit à son tour. Il sourit légèrement. « Quelqu’un a-t-il quelque chose à ajouter ? ». Silence. Il reprend. « Voilà sans doute une des scènes du théâtre les plus complexes. Un homme interrompt l’enterrement pour dire à la veuve qu’il l’aime. Elle lui crache à la figure, physiquement je veux dire, c’est dans la pièce, et l’envoie au diable. Puis, à force de paroles elle finit par accepter de porter, de porter à son doigt, l’anneau que Glocester lui a donné ! ». Silence suspendu aux paroles du professeur. « Mais enfin, c’est totalement incongru. Absurde ! Ou alors cette pauvre Anne est simplette ! Pas un seul instant, l’un d’entre vous ne s’est pas posé la question de la logique de cette scène. Personne ne s’est posé la question de savoir si tout cela était plausible ? Personne. Non ? Et pourquoi ? Parce que le mensonge a fonctionné. Vous avez avalé la vérité universelle de cette scène qui nous dépasse tous et qui dépasse les mots avec lesquels elle est écrite. Nous ne sommes pas blanc ou noir, nous ne sommes pas des êtres ou totalement mauvais ou totalement bons. Il y a dans chacun de nous du blanc et du noir. Voilà ce que dit cette scène et cette vérité-là, universelle, vous l’avez acceptée parce qu’elle était évidente . Glocester est attendrissant et sa déclaration est touchante. Il est foncièrement amoureux de Lady Anne, ça se voit, ça s’entend. Pourtant ce salaud vient d’empoisonner Plantagenet. Et que dire de Anne ? Elle accepte de parler à l’assassin de son mari ! Mais c’est indécent, c’est une traînée oui ! Qui est le salaud de l’histoire ? Celui qui vient de tuer ou celle qui trahit ?». Silence. « Imaginons maintenant que vous jouiez cette scène. Sur le plateau vous êtes un comédien hors du commun. Vous éblouissez tout le monde et vous donnez même à Glocester une dimension humaine. Pourtant ce mec est difforme. Il est laid et grossier. Et là, par un effet de grâce vous nous le rendez attendrissant, presque un enfant malheureux qu’on aimerait consoler. Imaginez également que vous, mademoiselle, vous interprétiez Lady Anne de façon si magistrale que vous nous montriez de façon évidente son côté obscur, corruptible, sans doute avide de pouvoir ». « Je reste persuadé que le spectateur continuera à aimer Lady Anne et à compatir, et il persistera à détester ce salaud de Glocester ». « Mais… » « Mais il aura été ébloui par une interprétation qui lui aura sans doute ouvert sans qu’il s’en rende compte l’esprit sur autre chose. Vous aurez fait votre travail de passeur. Vous aurez été efficace sur ce coup-là ». « C’est en cela que je vous dis que vous ne devez pas mélanger ce que vous ressentez avec ce que vous provoquez chez le spectateur ». « Vous n’êtes que des passeurs, des passeurs de mots certes, mais des passeurs ». L’élève interroge. « Je ne comprends pas ». Le professeur répond. « Il n’y a rien à comprendre. Ce mystère est plus grand que vous. Les mots que vous donnez dépassent largement nos propres existences. Ils sont un maillon essentiel, une parole qui ne s’éteint pas et qui donne à notre humanité tout son sens ». Les élèves écoutent maintenant avec respect. « Ces mots sont notre histoire et sans eux nous ne serions rien de plus que des animaux ». L’élève dit alors. « Tous peuvent comprendre ? Entendre ce qui dépasse les mots ? ». Le professeur répond. « Non sans doute, mais il faut ouvrir aussi souvent que possible les portes pour laisser entrevoir les vérités qui dépassent ces textes. Ne jamais interrompre la chaîne ». « La scène est hantée par ces vieux fantômes. Et si au soir d’une représentation vous repassez sur le plateau alors que le seul service donne encore aux choses une ombre, vous entendrez si vous ouvrez votre cœur les voix des vieux acteurs disparus qui résonnent encore de ces vérités ».
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Chaud Froid
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